Véritables trésors culturels de Jakarta, les marionnettes Ondel-Ondel sont les figures emblématiques d’un peuple originaire de cette région indonésienne : les Betawi. Ces imposantes structures animées par des hommes constituent un héritage vivant qui perdure malgré les vagues successives de modernisation ayant transformé la capitale indonésienne.
Origines anciennes et évolution historique
La tradition des Ondel-Ondel plonge ses racines dans un passé lointain, bien avant l’arrivée de l’islam dans l’archipel indonésien. Initialement connues sous le nom de « barongan », ces marionnettes géantes sont dérivées de « barong », terme désignant un esprit protecteur présent dans diverses cultures austronésiennes animistes. La première mention écrite de ces figures remonte à 1605, lorsqu’un marchand britannique, William Scot, nota la présence de géants « raksasa » lors d’une procession dirigée par le prince Jayakarta Wijayakrama.
Pendant la période coloniale, ces marionnettes arboraient des traits beaucoup plus effrayants, avec des crocs proéminents et des yeux globuleux menaçants, rappelant les figures balinaises Barong ou Rangda. Les populations locales leur attribuaient des pouvoirs protecteurs contre les maladies, notamment la variole, et les esprits maléfiques qui menaçaient les villages.

Caractéristiques et fabrication traditionnelle
Les marionnettes Ondel-Ondel impressionnent par leurs dimensions imposantes : elles mesurent entre deux et trois mètres de hauteur pour un poids avoisinant les 20 kilogrammes. La structure principale est composée de bambous tressés, un matériau que l’on assouplissait traditionnellement en le mouillant pour lui donner forme. Aujourd’hui encore, cette matière première arrive à Jakarta en descendant la rivière Ciliwung.
La fabrication d’un Ondel-Ondel suit un protocole particulier, presque rituel. L’artisan doit présenter des offrandes — encens, « kembang tujuh rupa » (sept types de fleurs) et porridge de riz — afin que des esprits bienveillants habitent la marionnette. Le visage, sculpté en bois ou modelé en pâte à papier, est ensuite recouvert d’une peinture distinctive : rouge pour les figures masculines, blanche pour les figures féminines.
Ces marionnettes se présentent toujours en couples, symbolisant les ancêtres protecteurs de la communauté. Leurs têtes sont ornées d’une couronne appelée « kembang kelape », fabriquée à partir de feuilles de cocotier séchées et décorées de papiers colorés. Leurs vêtements, aux couleurs vives, comprennent notamment des ceintures d’épaule (« kain selempang dada »).
Signification culturelle
Les Ondel-Ondel occupent une place capitale dans la culture betawi. Véritables manifestations du patrimoine ancestral, ces marionnettes incarnent l’identité même de Jakarta, dont elles sont devenues les mascottes officielles. Le nom « Ondel-Ondel » serait relativement récent, ayant remplacé l’appellation traditionnelle « barongan » suite au succès d’une chanson populaire de Benyamin Sueb dans les années 1970.
Seuls de jeunes gens agiles peuvent manipuler ces structures imposantes. Ils portent la marionnette sur leurs épaules et observent leur environnement par une ouverture pratiquée au niveau de la poitrine. Comme l’explique poétiquement Pak Davi, responsable des Ondel-Ondel de Jakarta : « Saviez-vous comment celui qui est à l’intérieur voit pour se déplacer ? Il voit tout avec le cœur par un trou fait au niveau de la poitrine de la marionnette ».
Usages contemporains et préservation
Après l’indépendance indonésienne, le gouverneur de Jakarta, Ali Sadikin (1966-1977), entreprit de moderniser l’apparence des Ondel-Ondel, adoucissant leurs traits pour les rendre plus accessibles au public. Leur fonction évolua alors d’entités spirituelles protectrices en figures de divertissement et de célébration.
Aujourd’hui, ces marionnettes animent diverses festivités : inaugurations, fêtes familiales, mariages, circoncisions. Elles constituent notamment l’attraction principale lors des célébrations de l’anniversaire de Jakarta, commémoré chaque 22 juin depuis 1958. Cette date rappelle la prise de Sunda Kelapa en 1527 par Fatahillah, envoyé du prince de Demak, événement fondateur de la future capitale indonésienne.
Malheureusement, certains aspects traditionnels se perdent. Pak Davi déplore que des jeunes utilisent parfois ces marionnettes uniquement pour quémander quelques pièces aux passants : « Je ne peux rien dire, mais ces jeunes ne connaissent plus leur culture ». Heureusement, une vingtaine de centres culturels (senggar) perpétuent activement les traditions betawi à Jakarta.
Des traditions similaires existent ailleurs en Indonésie, comme le « badawang » dans la région de Java occidental, le « barongan buncis » à Java central et le « barong landung » à Bali. Ces variantes témoignent de la richesse et de la diversité des expressions culturelles indonésiennes, tout en partageant des racines communes avec les Ondel-Ondel.
Les marionnettes Ondel-Ondel constituent un exemple remarquable de patrimoine culturel vivant, témoignant de la persistance des traditions dans un monde en constante mutation. Ces figures colorées et imposantes continuent d’enchanter les habitants de Jakarta et d’intriguer les visiteurs, maintenant un lien tangible avec un passé riche en histoires et en croyances.